La philosophie de la jachère
Les rendez-vous Tiers-à-Tiers sont des moments de partage ouverts à tous·te·s. Une fois par mois, en visio, on y explore ensemble un sujet transversal, un enjeu vécu, une question qui traverse nos lieux — ou nos vies. Cette fois, c’est Charlotte Jacquet qui a proposé d’ouvrir la discussion en nous parlant de l'expérience de la Maison Folie à Mons.
🎥 Vous pouvez regarder la vidéo complète du rendez-vous Tiers-à-Tiers, ou bien lire l’article ci-dessous pour en découvrir l’essentiel. Ce texte reprend aussi fidèlement que possible le fil rouge de la rencontre — « La place des enfants dans les tiers-lieux » — et restitue aussi plusieurs digressions précieuses, qui ont élargi le débat pour celles et ceux qui préfèrent la lecture à la vidéo… ou qui souhaitent compléter leur visionnage par une mise en mots plus structurée.
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Pourquoi parler de jachère ?
Dans un monde pressé qui valorise la productivité à tout prix, la jachère apparaît comme une pratique subversive et féconde. Ni vide, ni perte de temps : c’est un espace-temps de repos et de respiration, où la terre comme les collectifs peuvent se régénérer. La jachère est une posture avant d’être une méthode. Elle propose de suspendre la tentation d’aller vite pour mieux écouter le territoire, clarifier l’intention et laisser émerger les usages. Inspirée des pratiques agricoles et de la permaculture, cette approche considère le lieu comme un écosystème vivant : on observe, on prépare le terrain, on sème de petites graines, on ajuste, on récolte — puis on recommence.
Appliquée aux tiers-lieux, la jachère permet d’éviter le « concept clé en main » déconnecté des besoins réels. Elle propose un cycle d’expérimentation cadré, rassurant pour les institutions et fécond pour les habitants.
Le cas Maison Folie (Mons) : quand une institution s’ouvre au territoire
Il faut remonter à 2020 pour comprendre comment la Maison Folie de Mons est devenue un laboratoire citoyen. Un moment-clé, c’est le choc du Covid : les lieux culturels ferment, les équipes sont à l’arrêt, et le monde artistique découvre, brutalement, qu’il est classé parmi les activités “non essentielles”.
« On avait l’impression de contribuer au quotidien à l’ouverture d’esprit, à la création de liens… et tout à coup, on nous disait que ça ne comptait pas », nous raconte Charlotte Jaquet.
Ce coup d’arrêt agit comme une secousse salutaire. L’équipe se remet en question : pourquoi la culture n’est-elle pas perçue comme vitale ? Comment renouer avec la vie ordinaire des habitants ?
Cette réflexion les amène à regarder ailleurs, notamment vers Les Grands Voisins, à Paris — un ancien hôpital transformé en tiers-lieu où cohabitent artistes, artisans, travailleurs sociaux et habitants. Là-bas, tout semble possible. Et l’idée germe : pourquoi pas à Mons ?
Un terreau déjà prêt
Ce projet n’aurait sans doute pas vu le jour sans un terreau culturel fertile. Depuis Mons 2015 – Capitale européenne de la culture, la ville s’est habituée à des formes d’expérimentation citoyenne. Des projets comme Les Grands Huit avaient déjà permis à des quartiers de se rencontrer, de co-créer des fêtes, de réinventer des collaborations. De là ont germés des habitudes, des savoir-faire, et surtout une certaine confiance entre institutions et collectifs citoyens.
Charlotte et son équipe, déjà actives dans ces dynamiques, connaissent bien le terrain et les acteurs locaux. Elles sentent qu’un mouvement est possible : l’esprit de 2015 n’est pas mort, il peut se réactiver sous une autre forme.
La rencontre avec la méthode de la jachère
À ce moment-là, deux accompagnatrices, Marie Godard et Nathalie Cimino, arrivent pour déployer le projet. Mais rapidement elles proposent une approche singulière, inspirée de la permaculture : la jachère. Plutôt que de lancer un projet tout fait, elles proposent de laisser le lieu se reposer, d’ouvrir un temps d’observation avant d’agir. Cette idée surprend un peu mais séduit quand même l’équipe.
« Comme en agriculture, on laisse le sol respirer, on regarde ce qui pousse, on teste sans forcer. »
C’est le point de départ d’un processus clair : Observer, Tester, Ajuster, Implanter et recommencer.
La direction de Mars accepte l’expérimentation. Le bourgmestre aussi. Un “contrat de confiance” se met en place : on n’a pas encore de projet, mais on a une méthode, et elle sera transparente.
La consultation citoyenne : écouter avant d’agir
En 2021, la Maison Folie entre en jachère. Première étape : écouter le territoire. L’équipe met toute son expertise en communication au service du projet — et c’est là l’une des grandes forces de cette expérience. Habitués à remplir des salles de spectacle, les chargés de communication savent activer des réseaux, créer du lien, susciter la curiosité. Cette fois, ils mobilisent leurs carnets d’adresses non pas pour vendre des billets, mais pour faire parler les habitants.
Les fameuses “jattes de folie” (la “jatte de café” incarne la symbolique de accueil) deviennent le cœur battant du projet. Autour d’une tasse de café, on invite des enseignants, des entrepreneurs, des travailleurs sociaux, des artistes, des voisins Chacun vient raconter ses besoins, ses envies, ses frustrations :
“Il n’y a pas d’endroit où se poser sans consommer.”...“On voudrait des lieux pour répéter.”...“On manque d’espaces pour se rencontrer.”...
Puis en invitant les proches des uns et des autres, le public touché s'élargit au delà des publics habituel de la culture... Au total, près de 300 personnes rencontrées en présentiel, et des centaines d’autres via les questionnaires en ligne. Une fois les témoignages rassemblés, l’équipe trie, cartographie, regroupe les idées par thèmes. Naissent alors les embryons des groupes citoyens : Musique, Bien-être, Brasserie, Jardin, Réseau et Rencontres…
Les premiers tests :
Ces groupes expérimentent. Ils s’approprient un petit espace négocié avec la direction de Mars, rebaptisé Maison du Projet. C’est un QG citoyen : on y trouve une salle de réunion, une bibliothèque, un coin bar, un petit espace scénique, et même un coin enfants.
Des règles simples régissent l’usage :
Le matin, c’est réservé à des activités internes.
L’après-midi, l’espace est ouvert à tous.
Le soir, on peut réserver un créneau de deux heures.
Rapidement, les habitudes changent. Des Jams musicales mensuelles voient le jour, un collectif de bien-être se fédère , et un groupe brasserie met au point sa première bière citoyenne. Chaque réussite ou erreur devient une leçon collective, ajustée en direct.
“Parce qu’on avait annoncé la couleur — que c’était une période de test — personne ne vivait les changements comme un échec. C’était le propos même du projet.”
Des tensions… et beaucoup d’apprentissages
Tout n’a pas été simple. Les groupes ont connu des désaccords, des déséquilibres, parfois des tensions liées à l’inclusivité. L’accueil de publics en grande précarité, par exemple, a obligé à repenser les règles pour préserver la sécurité et la sérénité du lieu. Mais plutôt que d’éviter les conflits, l’équipe a choisi de les traverser ensemble. Des formations à la facilitation, à la gestion de conflits et au processus d’exclusion ont été proposées aux citoyens impliqués. Peu à peu, une culture commune s’est installée.
Aujourd’hui, la Maison Folie fonctionne avec une gouvernance partagée.
Les citoyens se sont constitués en ASBL, reprenant une partie des activités économiques (bar, petite restauration).
Mars garde un lien structurel, mais l’autonomie citoyenne s’est affirmée.
Une culture institutionnelle en mutation
Cette démarche a aussi transformé l’institution. MARS (Mons Art de la Scène) reste une organisation hiérarchique, mais la Maison Folie agit désormais comme un laboratoire interne qui teste, inspire et déteint, doucement.
« Si on avait voulu tout faire d’un coup, on nous aurait pris pour des fous. Mais en avançant pas à pas, on n’a pas eu besoin de convaincre : la preuve était là, sous les yeux. »
La Maison Folie a montré qu’une institution publique peut devenir un écosystème vivant, où les habitants, les artistes et les décideurs réapprennent à faire ensemble. Et qu’en matière de tiers-lieux, la jachère n’est pas une pause : c’est une manière d’habiter le temps.
Conclusion : la jachère, une stratégie de confiance
La jachère n’est pas une parenthèse où « il ne se passe rien ». C’est un temps productif où l’on fabrique la confiance, où l’on apprend à travailler ensemble, où l’on partages des preuves d’utilité. Elle offre un contrat clair à toutes les parties : habitants, institutions, partenaires.
Commencer par peu mais juste, rendre les essais visibles, outiller l’accueil et la gouvernance, et formaliser un minimum économique : c’est le cœur de la méthode.
On ne « lance » pas un tiers‑lieu : on le fait pousser.
Et pour aller plus loin ?
La jachère, mode d’emploi version courte
Clarifier l’intention
Formuler une raison d’être simple : à quoi ce lieu doit-il servir, pour qui, avec quelles limites ?
Ouvrir un temps d’observation
cartographie d’acteurs, micro‑entretiens, temps conviviaux ouverts (cafés-rencontres), questionnaire bref.
Prototyper des usages
Décider d'experiment·actions « légères » (formats courts, logistique minimale, coût limité).
Rendre visible la méthode
Matérialiser la timeline : consultation → tests → ajustements → cadrage. Mettre par écrit ce qui est en jachère et jusqu’à quand.
Installer un petit organe de facilitation
accueil, logistique, communication, suivi de l’évaluation, liens avec propriétaires/commune.
Mesurer les itérations, sobrement, mais souvent
Choisir quelques indicateurs (utilité perçue, énergie collective, faisabilité logistique), et décider au fil de l’eau : on continue ? on arrête ? on transforme ?
Les invariants qui font la différence
Petit, court, réversible : mieux vaut 4 micro‑tests que 1 gros événement.
Cadre explicite : la jachère n’est pas du flou ; c’est une stratégie annoncée avec une date de revoyure.
Communication simple et constante : expliquer ce qu’on fait, pourquoi, et ce qui change.
Accueil outillé : présence, règles d’espace, facilitation, gestion de conflits.
Institution rassurée : un périmètre, des comptes rendus, une logique d’essais/erreurs assumée.
Transmission : former des facilitateurs, documenter, donner prise à la relève citoyenne.
Le petit guide philosophique de la jachère.
Il n’existe évidement pas de recette miracle, chaque territoire à une histoire propre, un contexte et des enjeux différents, mais nous avons tenté d’en rassembler intuitions et repères utiles dans un Petit guide philosophique de la jachère. Un format simple, à mi-chemin entre l’essai et le carnet d’exploration, pour prolonger la réflexion et inviter chacun à se lancer, à son rythme, sur ce chemin du ralentissement fertile.
Si vous avez envie de contribuer à ces réflexions, de partager vos pratiques, vos ressources ou des exemples de lieux qui abordent cette question autrement, n’hésitez pas à le faire : chaque lecture enrichit la suivante.
Et si ce sujet vous a donné envie de proposer un prochain Tiers-à-Tiers, il suffit d’écrire à l’équipe Trois-Tiers : un thème, une personne ressource, une envie de creuser ensemble… c’est tout ce qu’il faut pour ouvrir une porte. À très bientôt autour d’un prochain sujet !
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